Où il est question de la récente déclaration de Mark Zuckerberg et du Requerimiento lu par les conquistadors aux habitants des terres qu’ils s’apprêtaient à coloniser.
Je termine cet essai après deux nuits blanches car je crois qu’il y a urgence. Urgence à diffuser le plus largement possible la notion de colonialisme des données, un terme forgé en 2022 par les chercheurs Nick Couldry et Ulises A. Mejias.
(Quant à l’épisode II de la série Bardos, il arrivera comme prévu dans vos boîtes aux lettres la semaine prochaine.)
Où je vous emmène aujourd’hui, aka le plan :
Brève chronique du Double de Naomi Klein et de Nexus de Yuval Noah Harari, écrite le jour d’une déclaration historique.
L’espèce humaine est une espèce hypnotisable dont les histoires sont les hallucinogènes. Le dosage de l’algorithme est désormais modifié pour que la haine puisse circuler plus vite et monter plus fort.
Deux histoires des origines : le requerimiento de 1513 et la déclaration de Mark Zuckerberg en 2025.
Quelques mots de latin et de grec en guise de conclusion et de consolation.
Une brève chronique du Double et de Nexus, écrite le jour d’une déclaration historique
Mark Zuckerberg est apparu ce mardi 7 janvier dans une brève vidéo, le regard grave, coiffure d’empereur romain, médaillon d’or et tee-shirt noir, pour annoncer que Meta allait suspendre les partenariats noués avec des tiers pour vérifier la véracité des contenus – aux États-Unis pour commencer. Il n’y aura plus désormais de vérification des fake news sur Facebook, Instagram et Thread. Ce sera aux communautés d’utilisateurs de s’en charger, comme c’est déjà le cas sur X. Deuxième annonce, les restrictions concernant les contenus liés à l’immigration et ceux liés au genre, sujets dont Mark Zuckerberg estime qu’ils sont allés « trop loin » et devenus « hors sol pour le grand public », ces restrictions vont être levées. Troisième annonce, les filtres susceptibles de rogner des contenus violant les conditions d’utilisation des plateformes vont être assouplis pour que des « innocents » ne voient pas leurs contenus supprimés à tort. Quatrième annonce, les contenus politiques sont réhabilités. Enfin, l’Europe, comme les médias « traditionnels », accusés de favoriser la censure et de bloquer l’innovation avec une réglementation compliquée, sont informés que Meta, soutenu par le président des Etats-Unis, a les moyens de leur mettre la pression pour les faire plier et n’hésitera pas à les employer.
Vous trouverez à la fin de cette chronique le discours de Mark Zuckerberg, transcrit et traduit en français par votre servitrice, ce qui vous permettra de l’analyser à tête reposée – je crois que ça vaut la peine de le lire en entier. Mais d’abord, il faut que je vous parle de ça.
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Étrangement, cela faisait des semaines que je voulais chroniquer ces deux essais qui ont modifié ma vision du monde, ce qui n’arrive pas tous les jours (la dernière fois, c’était il y a quinze ans avec Accélération du philosophe allemand Hartmut Rosa). L’un s’intitule Le Double, voyage dans le monde miroir et l’autre Nexus. J’ai fait comme
avec Le Double, j’ai dû harceler tous mes amis pour qu’ils lisent ce bouquin. Le Double raconte l’expérience quasi-spirituelle de Naomi Klein – comme c’est une penseuse redoutable, cette expérience se manifeste par une vision documentée et analytique, décryptant notre monde de réseaux et d’algorithmes et sa tendance fatale à faire disparaître la vérité, tendance que l’autrice ne relie pas seulement aux algorithmes mais à ces ombres que nous refusons de voir, à nos doubles maléfiques, à l’histoire que nous ne voulons pas reconnaître, notamment esclavagiste et coloniale, de l’Occident. L’expérience débute lorsque l’identité numérique de l’autrice commence à se brouiller. Naomi Klein commence à remarquer que sur les réseaux, on la confond un peu trop souvent avec une autre essayiste, politiquement à l’opposé d’elle – Naomi Wolf, ancienne féministe passée à l’extrême droite et habituée du talk-show de Steve Bannon. Le livre raconte sa fascination grandissante pour son double, à mesure qu’elle se demande : Pourquoi ça m’arrive à moi ? Pourquoi maintenant ? Comment devient-on fanatique ? Comment une féministe peut-elle devenir porte-parole de l’extrême droite ? Que suis-je en train de faire au juste lorsque je promeus ma marque sur les réseaux – et que cette marque se trouve être mon identité ? La réponse, proche du détachement bouddhiste, consistera finalement à se rappeler que notre marque – qui se confond aujourd’hui à notre double numérique – n'est pas notre identité, que notre identité ne se résume pas à nos données ni à notre présence sur les réseaux.Enfin pas encore, semble répondre l’historien Yuval Noah Harari dans Nexus. Je n’avais pas lu les livres précédents de l’auteur à succès de Sapiens, je l’ai donc découvert avec celui-ci. Nexus est un livre somme, qui raconte l’histoire des réseaux d’information – de l’âge de pierre à l’IA, comme indiqué dans le sous-titre, en passant par l’invention de l’imprimerie. La différence toutefois entre l’IA et l’imprimerie, c’est que les ordinateurs sont désormais capables d’interagir pour fabriquer leurs propres récits – une prérogative jusqu’ici réservée aux humains. Et notre destin dépendra en grande partie de ces histoires racontées par des Intelligences Autres, comme les appelle Harari – Intelligences Autres qui exercent déjà une influence sur notre histoire à nous. L’auteur donne ainsi l’exemple du Myanmar (ex Birmanie) durant les violences commises contre les Rohingyas, violences extrêmes qui furent alimentées par l’algorithme de Facebook. La plateforme étant basée sur l’engagement, les contenus haineux captant l’attention bien plus efficacement, c’étaient ces contenus qui étaient systématiquement remontés – y compris de fausses informations – nourrissant la rage envers la minorité musulmane, rendant viraux les appels au meurtre. Plusieurs activistes ne cessant d’alerter Facebook (qui consacrait bien peu d’effectifs à la modération dans un pays du Sud, deux personnes, d’après Harari), Meta proposa finalement en 2014 aux utilisateurs locaux un pack de stickers en forme de fleurs portant des messages de paix du genre « Ne propagez pas la violence » ou « Réfléchissez avant de poster » pour réagir aux contenus haineux. Oui, vous avez bien lu. Un pack d’emojis. Des messages de quelques mots qui auraient pu être générés par une IA, telles des maximes de sagesse pour occidentaux friqués sur un sachet de Yogi Tea – pour arrêter des massacres. Pourquoi dépenser plus pour un pays du Sud où les gens s’entretuent, franchement ? Mais le pire est à venir. Le pire, c’est que les algorithmes ont interprété les fleurs comme des cœurs sur Instagram, c’est à dire comme le signe que les publications haineuses étaient appréciées. (Non, ce n’est pas pour rien que nous hésitons parfois à mettre un petit cœur rouge infantilisant sous une publication relatant des faits tragiques, un instinct en nous perçoit la dissonance, le danger, la confusion entre « liker » une analyse et « liker » le fait, parfois ignoble, qui en est l’objet. Est-ce que l’algorithme fait la différence entre notre appréciation d’une analyse et l’appréciation du fait qui l’a générée ? Je commence à croire que d’autres paramètres l’intéressent davantage, comme la durée pendant laquelle notre attention est captée.) Les contenus haineux sont donc devenus omniprésents et les massacres se sont multipliés. Pourquoi les ingénieurs de Facebook n’ont pas pensé à ça avant de diffuser les stickers ? Je n’en ai aucune idée. Quelque chose me dit que ça aurait coûté trop cher.
Pour plus de détails sur Facebook et le Myanmar
L’espèce humaine est une espèce hypnotisable dont les histoires sont les hallucinogènes. Le dosage de l’algorithme est désormais modifié pour que la haine puisse circuler plus vite et monter plus fort.
Deux passages ont particulièrement retenu mon attention dans Nexus. Le premier parle de l’invention de l’imprimerie et des grandes chasses aux sorcières. Le deuxième parle de colonialisme des données. Ces passages m’ont bouleversée parce qu’ils ont pour moi des résonances personnelles. Lorsque je travaillais sur Le complexe de la sorcière, j’ai lu le Malleus Maleficarum, le Marteau des sorcières, écrit à la fin du quinzième siècle par les inquisiteurs Heinrich Kramer et Jacques Sprenger, le livre qui contribua à l’invention de la sorcière et à l’arrestation et à la torture de milliers d’innocentes (et d’innocents, bien que les femmes furent les premières visées). L’imprimerie a rendu possible la diffusion de ces idées et le Malleus fut le premier best-seller de l’histoire. Depuis toujours, la haine fait vendre. Toutefois, les presses à imprimer n’étaient pas en mesure de faire surgir encore et encore sous les yeux des lecteurs les passages les plus haineux, ni de les repartager à l’infini. Les algorithmes eux, en sont capables.
S’il est aujourd’hui une question de vie ou de mort, c’est de reconnaître combien nous sommes hypnotisables.
Combien cette identité que nous croyons solide, définie, maîtrisable, est en réalité plastique, poreuse, transformable, submersible, plus proche d’un paysage mutable, incluant des cours d’eaux et un ciel changeant, que d’une terre ferme.
Une grande partie de nos choix et de nos actes dépendent des histoires que nous nous racontons – et de celles qui nous sont racontées. Nos mutations dépendent toujours d’une histoire – tout comme les massacres sont toujours justifiés par un discours d’apparence rationnelle, il faut avaler une histoire comme on avale une pilule pour tuer, pour laisser souffrir et pour laisser mourir, et pour croire que cela est juste. Les histoires nous servent à devenir autres. Je dis souvent en atelier d’écriture que les écrivain.es sont des chimistes. Les fictions et les non-fictions sont les drogues légales que nous composons avec amour à partir d’assemblages de mots, avec leurs montées, leurs paliers et leurs changements de rythme. Si nous admettons cette influençabilité humaine, cette faculté à être hypnotisés par nos histoires parfois pour le meilleur et souvent pour le pire – comme l’ont prouvé l’invention de la sorcière et celle des bûchers, l’influence des romances sur notre conception de l’amour, la puissance de la propagande dans les guerres du vingtième siècle, l’histoire de la publicité et j’en passe – hypnotisabilité que les concepteurs de Meta connaissent mieux que personne puisqu’ils ne cessent de la modéliser, alors le rôle de Facebook dans la tragédie du Myanmar n’est pas du tout analogue à celui de Gutenberg dans les grandes chasses aux sorcières. (L’inventeur de l’imprimerie n’est pas responsable de la folie des inquisiteurs. Pas plus qu’il n’est responsable des ventes dérisoires du traité de Copernic sur la révolution des planètes alors même que le Marteau des sorcières cartonnait en tête des ventes). La responsabilité de Meta est tout à fait différente. Elle est semblable à celle d’un dealer qui connaît parfaitement les effets hallucinogènes de son produit – un dealer qui décide, alors qu’une situation s’envenime à cause de la drogue qu’il distribue à grande échelle, d’en aggraver les effets.
Ce que vient de nous annoncer Mark Zuckerberg en ce 7 janvier est sa décision de modifier le dosage de l’algorithme. Le dosage est modifié pour assurer la liberté d’expression des haïsseurs – car ce sont les contenus haineux que l’algorithme favorise. Le dosage est modifié pour que la haine puisse circuler plus vite et monter plus fort. Le patron de Meta nous annonce officiellement qu’il laissera les haïsseurs et les haïs, intoxiqués par l’algorithme, régler ça entre eux. Que la liberté d’expression des modérés soit susceptible d’être drastiquement réduite par peur des représailles, que leur comptes deviennent inopérants sous l’effet d’attaques de haïsseurs humains ou de bots haineux, ou des deux, n’est pas son problème. Si cette annonce n’avait pas lieu dans le monde réel mais dans une fiction, si je me laissais emporter par l’imagination sans limite que je tiens de mes ancêtres de Tunisie et de Sicile, nous pourrions nous croire dans un remake du film Queimada de Gillo Pontecorvo, où un puissant personnage au service du royaume d’Angleterre s’apprête à lancer une expérimentation dans une colonie pour y semer le chaos. (Le personnage en question y est interprété par un Marlon Brando au regard tantôt ironique, tantôt halluciné). Mais nous sommes dans le monde réel. Et n’en déplaisent à ceux qui veulent coloniser notre esprit, nous avons l’intention de maîtriser notre imagination.
L’autre chapitre qui m’a bouleversée dans Nexus traite du colonialisme des données. Harari emprunte le concept à deux chercheurs de génie, Nick Couldry et Ulises A. Mejias. L’idée, c’est que les données ont une valeur – tout comme la terre, l’eau, les biens que s’approprièrent autrefois les colons sous prétexte que c’était là, que les populations arriérées ne se rendaient pas compte / ne croyaient pas en Dieu / ne méritaient pas – les données sont des émanations de nos vies qui ont désormais une valeur marchande. Sauf que cette valeur est entièrement centralisée par les entreprises qui exploitent ces données. Cette centralisation est bien plus facile à mettre en place que celle des matières premières que les colons devaient autrefois transporter par bateau – nos données ne sont transférées qu’en quelques secondes à ceux qui les exploitent. Comprendre ça m’a bouleversée car parmi mes ancêtres tunisiens et siciliens, beaucoup ont cultivé des terres qui n’étaient pas les leurs, beaucoup sont morts d’épuisement ou de la tuberculose sans rien laisser à leurs enfants, que du courage et des prières au vent et aux esprits marins. En forgeant le concept de colonialisme des données, les auteurs n’ont évidemment aucune intention d’atténuer le sens du mot colonialisme, mais bien d’étudier comment les schémas historiques se répètent et de lutter contre eux.
Pour lire leur article, c’est par ici
Deux histoires des origines : le requerimiento de 1513 et la déclaration de Mark Zuckerberg en 2025
Dans leur article, Couldry et Mejias comparent les conditions d’utilisation des réseaux sociaux et des plateformes – conditions changeantes que nous sommes sommés d’accepter sans avoir l’expertise nécessaire pour réellement les comprendre – au requerimiento, la déclaration lue par les conquistadors espagnols aux autochtones pour leur expliquer que dorénavant, eh bien, leurs terres leur appartenaient et qu’ils avaient intérêt à filer doux. Dès le seizième siècle, le religieux Bartolomé de Las Casas en avait dénoncé la cruauté absurde. Ceux à qui cette déclaration était lue ne comprenaient même pas l’espagnol. (Les rares fois où le requerimiento leur était traduit, évidemment ils refusaient. Et étaient massacrés.)
Vous commencez à me connaître, en bonne détective sauvage, j’aime remonter aux sources via les notes de bas de pages. Quand un essai qui me tient éveillée jusqu’à trois heures du matin mentionne le colonialisme des données, je cherche l’article en question. Quand l’article en question mentionne le requerimiento, eh bien, je cherche le requerimiento[1]. Voici donc un extrait de ce texte, rédigé en 1513 par le juriste Juan Lopez de Palacios Rubios :
« Au nom de Sa Majesté catholique et impériale, roi des Romains et empereur toujours auguste […] je vous fais savoir, le mieux qu’il m’est possible, que Dieu notre Seigneur, unique et éternel, a créé le ciel, la terre, un homme et une femme, desquels nous et vous ainsi que tous les hommes du monde, passés et présents, nous sommes descendants [...].
Un des pontifes passés, [...]en qualité de souverain du monde, a fait don des îles et de la terre ferme qui se trouvent au-delà de la mer de l’océan aux dits empereur et reine, héritiers de ces royaumes, nos seigneurs, ainsi que de tout ce que ces contrées contiennent, comme cela a été arrêté dans certains actes qui ont été dressés à ce sujet et dont vous pouvez prendre connaissance si vous le voulez, de sorte que leurs Altesses sont souverains de ces îles et de la terre ferme, en vertu de ladite donation, et en cette qualité de roi et maître, la plupart ou presque toutes ces îles, aux habitants desquels on a notifié cette donation, ont reconnu leurs Majestés, [...] et vous êtes tenus et obligés de faire de même. [...]En agissant ainsi vous vous en trouverez bien, vous remplirez votre devoir ; leurs majestés, et moi-même en leur nom, nous vous traiterons avec affection et charité, nous vous laisserons la possession libre de vos femmes, de vos enfants et de vos biens, [...]et en outre Sa Majesté vous accordera de nombreux privilèges, beaucoup de faveurs, et vous fera instruire. Si vous ne le faites pas et si par malice vous tardez à consentir à ce que je vous propose, je vous certifie qu’avec l’aide de Dieu je marcherai contre vous les armes à la main ; je vous ferai la guerre de tous côtés et par tous les moyens possibles ; je vous soumettrai au joug et à l’obéissance de l'Église et de Sa Majesté, je m’emparerai de vos personnes, de celles de vos femmes et de vos enfants, je vous réduirai en esclavage, je vous vendrai et disposerai de vous suivant les ordres de Sa Majesté, je prendrai vos biens, je les ravagerai et je vous ferai tout le mal possible comme à des sujets désobéissants. Je vous signifie que ce ne sera ni Sa Majesté, ni moi, ni les gentilshommes qui m’accompagnent qui en seront cause, mais vous seuls.»
Le requerimiento raconte une histoire. Comme toute bonne histoire, celle-ci commence par les origines. Elle rappelle les racines du pouvoir des colonisateurs – Dieu, la royauté. Cette terre leur appartient puisqu’ils l’ont découverte et que ceux qui étaient déjà là n’ont pas conscience de la valeur réelle de ce qu’ils possèdent – c’est le premier acte. Deuxième acte, l’intérêt de se soumettre à ceux qui sont, clairement, plus intelligents puisqu’ils ont conscience de Dieu, de la royauté, de la valeur réelle des choses et qu’ils seront généreux en cas de soumission. Non seulement ceux qui étaient déjà là pourront continuer à vivre normalement, mais ils accéderont au même degré d’intelligence. « Sa Majesté vous accordera de nombreux privilèges, beaucoup de faveurs, et vous fera instruire. » Troisième acte, la tournure que prendra l’histoire si les arriérés à qui on met le marché en main s’avisent de le refuser – au vu des deux actes précédents, ce sera la preuve et d’une qu’ils nient les origines glorieuses, de deux qu’ils ne comprennent rien à la générosité, bref, qu’ils ne valent pas grand-chose. « Je vous ferai la guerre de tous les côtés et par tous les moyens possibles. » « Je prendrai vos bien, je les ravagerai et je vous ferai tout le mal possible comme à des sujets désobéissants. » Et ce ne sera pas nous qui en serons la cause mais « vous seuls ».
Ainsi le requerimiento, tout absurde qu’il était, racontait une histoire qui avait aussi comme but inavoué d’anesthésier tout remords dans la conscience du conquérant.
Petit saut de cinq-cents douze ans. Nous revoici en 2025, le mardi 7 décembre exactement.
Le visage de Mark Zuckerberg, patron de Meta, apparaît sur nos écrans. Son discours raconte une histoire. Comme toute bonne histoire, elle remonte aux origines. Acte un, le rappel des racines, au tout début, un jeune génie a décidé de « donner la parole aux gens ». La raison d’être de son entreprise, c’est la liberté d’expression. Acte deux, le plus long et le plus détaillé, Meta a décidé de revenir à sa raison d’être, à ses racines donc. Désormais, chacun va pouvoir s’exprimer, les comptes de « personnes innocentes » ne seront plus supprimés à tort. Meta nous apporte liberté, justice et équité. Acte trois, si vous refusez de comprendre ça, voici ce qui va vous arriver : nous allons « faire pression sur les gouvernements du monde entier ». Et vous n’aurez qu’à vous en prendre aux gouvernements que vous avez élu et aux médias traditionnels que vous soutenez – c’est à dire à vous-mêmes.
Pour apprécier pleinement l’histoire, la voici transcrite et traduite en intégralité par votre servitrice. La seule fantaisie que je me sois permise est d’ajouter des majuscules à certains mots et des italiques à d’autres, lorsqu’ils me semblaient résonner étrangement, sans doute en raison de l’imagination débordante que me léguèrent mes ancêtres colonisées. Voici donc le discours de Mark Zuckerberg :
« Salut tout le monde, J’ai quelque chose d’important à vous dire aujourd'hui, car il est temps de revenir à Nos racines, concernant la libre expression sur Facebook et Instagram. J'ai commencé à créer des réseaux sociaux pour donner la parole aux gens. J'ai prononcé un discours à Georgetown, il y a cinq ans, sur l'importance de protéger la liberté d'expression, et J’y crois toujours aujourd'hui. Mais beaucoup de choses se sont passées au cours des dernières années.
Un grand débat a eu lieu sur les dangers potentiels du contenu en ligne. Les gouvernements et les médias traditionnels ont poussé à une censure de plus en plus forte. Une grande partie de ce débat est clairement politique, mais il met aussi, légitimement, l’accent sur des choses mauvaises – drogues, terrorisme, exploitation des enfants. Ce sont des choses que Nous prenons très au sérieux et Je veux m’assurer que nous les traitons de manière responsable. Nous avons donc construit de nombreux systèmes complexes pour modérer le contenu. Mais le problème avec les systèmes complexes est qu'ils font des erreurs.
Même s'ils ne censurent accidentellement que 1 % des publications, cela représente des millions de personnes, et Nous avons atteint un point où il y a tout simplement trop d'erreurs et trop de censure. Les récentes élections semblent également marquer un tournant culturel dans le sens d’un retour à la liberté d’expression. Nous allons donc revenir à nos racines et Nous concentrer sur la réduction des erreurs, la simplification de Nos politiques et le rétablissement de la liberté d'expression sur Nos plateformes.
Plus précisément, voici ce que nous allons faire :
Premièrement, nous allons supprimer les vérificateurs de faits et les remplacer par des notes communautaires semblables à celles de X, aux États-Unis pour commencer. Après la première élection de Donald Trump en 2016, les médias traditionnels n’ont pas cessé d’écrire que la désinformation constituait une menace pour la démocratie. Nous avons essayé de bonne foi de répondre à ces préoccupations sans pour autant devenir les arbitres de la vérité, mais les vérificateurs des faits se sont tout simplement montrés trop biaisés politiquement et ont détruit plus de confiance qu'ils n'en ont créé, en particulier aux États-Unis. Ainsi, au cours des prochains mois, Nous allons progressivement mettre en place un système de notes communautaires plus complet.
Deuxièmement, Nous allons simplifier nos politiques de contenus et supprimer un certain nombre de restrictions sur des sujets tels que l'immigration et le genre, qui sont devenus hors sol pour le grand public. Ce qui a commencé comme un mouvement visant à être plus inclusif a été de plus en plus utilisé pour faire taire les opinions et exclure les personnes ayant des idées différentes, et c'est allé trop loin. Je veux donc m'assurer que les gens puissent partager leurs convictions et leurs expériences sur Nos plateformes.
Troisièmement, Nous modifions la manière dont Nous appliquons nos politiques afin de réduire les erreurs qui représentent la grande majorité de la censure sur Nos plateformes. Nous avions l'habitude d'utiliser des filtres qui recherchaient toute violation de Notre politique. Nous allons désormais concentrer ces filtres sur la lutte contre les violations illégales et de grande gravité. Pour les violations de moindre gravité, Nous attendrons désormais un signalement avant d’agir. Le problème, c’est que les filtres font des erreurs et suppriment beaucoup de contenus qu’ils ne devraient pas supprimer. Ainsi, en réduisant les filtres, Nous allons réduire considérablement le degré de censure des contenus sur Nos plateformes. Nous allons également ajuster Nos filtres pour qu’ils soient bien plus fiables avant de supprimer des contenus. La réalité est qu’il s’agit d’un compromis. Cela signifie que Nous allons détecter moins de mauvaises choses, mais Nous réduirons également le nombre de publications et de comptes de personnes innocentes que Nous supprimons accidentellement.
Quatrièmement, Nous ouvrons à nouveaux nos portes au contenu politique. Pendant un certain temps, la communauté a demandé à voir moins de contenu politique parce que ça stressait les gens. Nous avons donc arrêté de recommander ces publications, mais Nous avons l'impression d'entrer dans une nouvelle ère maintenant, et Nous commençons à recevoir des commentaires indiquant que les gens souhaitent voir à nouveau ce type de contenus. Nous allons donc commencer à réintégrer ces contenus progressivement, sur Facebook, Instagram et Threads, tout en travaillant à maintenir des communautés amicales et positives.
Cinquièmement, Nous allons déplacer Nos équipes chargées de la sécurité et de la modération de contenu pour les Etats-Unis hors de Californie, et ces équipes seront désormais basées au Texas. Alors que Nous travaillons à promouvoir la liberté d’expression, Je pense que cela Nous aidera à instaurer la confiance nécessaire pour effectuer ce travail, là où on se montre moins soucieux des préjugés de Nos équipes.
Enfin, Nous allons travailler avec le président Trump pour faire pression sur les gouvernements du monde entier. Ils s’en prennent aux entreprises américaines et poussent à une censure accrue. Les États-Unis disposent des protections constitutionnelles les plus solides au monde, en matière de liberté d’expression. L’Europe dispose d’un nombre toujours croissant de lois, institutionnalisant la censure et rendant difficile la construction de quoi que ce soit d’innovant dans ces pays. Les pays d’Amérique latine disposent de tribunaux secrets qui peuvent ordonner aux entreprises de supprimer discrètement leurs activités. La Chine a même interdit à nos applications de fonctionner dans le pays. La seule façon de contrer cette tendance mondiale est d'avoir le soutien du gouvernement américain, et c'est pourquoi cela a été si difficile au cours des quatre dernières années, alors que même le gouvernement américain a poussé à la censure. En s’en prenant à Nous et à d’autres entreprises américaines, il a encouragé d’autres gouvernements à aller encore plus loin. Mais Nous avons désormais l’opportunité de restaurer la liberté d’expression, et Je suis ravi de la saisir. Il faudra du temps pour y parvenir, et ce sont des systèmes complexes. Ils ne seront jamais parfaits. Nous devons encore travailler très dur pour éliminer beaucoup de choses illégales. Mais l’essentiel, c’est qu’après des années durant lesquelles notre travail de modération s’est concentré principalement sur la suppression de contenu, il est temps désormais de se concentrer sur la réduction des erreurs, de simplifier nos systèmes et de revenir à nos racines pour donner la parole aux gens. J'attends avec impatience ce prochain chapitre. Portez-vous bien et à bientôt. »
Quelques mots de latin et de grec en guise de conclusion et de consolation
Depuis quelques mois, on a vu Mark Zuckerberg arborer des tee-shirts à message. En latin d’abord, Carthago delenda est, clin d’œil à sa guerre commerciale victorieuse contre Google, mis en échec dans la création du réseau social Google +. En latin toujours, Aut Zuck, aut nihil, référence à la devise de César Borgia, Aut Caesar, aut nihil – Ou César, ou rien. Devise que n’auraient pas reniée les conquistadors espagnols et qui aurait sans doute été plus simple à énoncer aux populations colonisées que le requerimiento – mais n’aurait pas eu son effet calmant sur la conscience du colonisateur. Enfin, le patron de Meta a aussi arboré, toujours en lettres claires sur fond noir, un tee-shirt avec une inscription en grec ancien, pathei matho, apprendre par la souffrance. Il ne semble pas mesurer qu’en la matière, les descendants des colonisé.es ont une longueur d’avance. Nous connaissons la plasticité de l’esprit, nous connaissons le pouvoir des histoires et celui de l’imagination. Nous connaissons le pouvoir de l’addiction et celui de la sobriété, nous connaissons la vulnérabilité des corps. Les racines de Meta ont une vingtaine d’années. Les racines de notre mémoire sont profondes comme celles des arbres plusieurs fois centenaires qui se parlent sous la terre. Nous entendons et nous voyons. Ce que nos ancêtres ont appris par la douleur, nous le comprenons vite, car les données extraites ont beau voyager vite, la mémoire voyage bien plus vite que les données. Nos ancêtres nous ont aussi appris que les conversations sont plus fortes que la douleur. Ils nous ont appris que la littérature et la poésie sont des conversations avec les morts – et que la démocratie est une conversation entre les vivants. Ils nous ont appris à poursuivre, par tous les moyens possibles, la conversation.
Comme vous l’avez remarqué, j’ai mis mon âme dans ce texte – ou mes tripes, ou mes nuits, peu importe. Si vous croyez que ces idées sont importantes, merci de les partager largement, merci aussi de me citer car ceci est un travail auquel je consacre temps et énergie. Et surtout, n’hésitez pas à partager en commentaires vos suggestions et vos idées de résistance. A très vite !
Isabelle Sorente
[1] Source Wikipedia, l’encyclopédie en ligne accusée par Elon Musk de propagande woke. Cela dit, si parmi vous des historien.nes ont accès à d’autres traductions du requerimiento, je suis évidemment preneuse.
Merci Isabelle. Flippant en effet. Merci pour tes insomnies, tes recherches et réflexions.
Je dois lire Le marteau des sorcières pour la pièce sur Anna Goldi…
Je vais m’y atteler. Je retarde l’échéance par crainte de ce que je vais y trouver. Mais c’est ça, faire face à l’histoire.
Quelle chance nous avons de pouvoir te lire. Sinon, putain, j’ai peur. Ça me rappelle les dates qu’on apprenait par cœur en cours d’histoire quand la suite des événements paraissait logique, presque mathématique.