Le bardo de l'entre-deux livres (partie I)
Où il est question de ces états de transition où nous ne sommes plus tout à fait la personne que nous étions, mais pas encore celle que nous allons devenir – états où nous sommes si vulnérables.
Alors que j’avais prévu d’écrire sur la meilleure façon de préserver ses rêves quand tout pousse à les négliger, il semble que ce sujet, simple comme ces souhaits qu’on formule dans les contes, nous emmène plus loin que prévu.
Je vous parlerai donc de ces états de transition où nous ne sommes déjà plus la personne que nous étions, mais pas encore celle que nous allons devenir.
Mais aussi de l’intérêt de prier ses ancêtres et du point commun entre prier, écrire, lire et rêver.
Rêves lucides est un laboratoire, un espace poétique de résistance et de dialogue, aussi n’hésitez pas à partager vos questions en commentaires ou les sujets que vous aimeriez y voir abordés (dans la limite des capacités de votre servitrice évidemment).
Ma dernière rencontre en librairie de l’année a eu lieu au Passeur de l’Isle, à l’Isle-sur-la-Sorgue. Maria et Mathieu avaient décoré la vitrine de serpents noirs et de pierres blanches, avec des vieilles cartes postales de La Ciotat évoquant le décor méditerranéen de Medusa. Inutile de dire que malgré la fatigue de cette fin d’année, malgré la dystopie politique où nous sommes entrés, malgré la bronchite et les crises d’asthme, malgré tout, ces serpents et ces pierres, ça a fait comme une grande vague d’émotion en moi. J’ai même pu ramener un serpent avec moi. Mon enfant intérieur – qui était gothique avant l’heure – en aurait dansé de joie. (A huit ans, ma mère m’avait demandé si je voulais une Barbie pour mon anniversaire. Elle avait remarqué que mes amies en avaient et pas moi, elle voulait tellement que je sois intégrée, telle qu’elle s’imaginait une vraie petite fille française, elle qui au même âge n’avait pas de poupée mais une perdrix sur l’épaule et retrouvait ses cousins et les gamins du quartier sur les toits des immeubles où séchait le linge dans le quartier sicilien de Tunis. Ma mère m’a donc donné le catalogue qu’elle avait pris au magasin de jouets pour que je choisisse ma Barbie en me précisant qu’elle était prête à mettre soixante francs – ce qui correspondait aux plus beaux modèles, Barbie Beauté et Barbie Mode (je précise pour les hypermnésiques). Sauf qu’en tournant les pages, je suis tombée sur quelque chose de bien plus intéressant. Un écorché. Un écorché modèle réduit, exactement comme celui qu’il y avait en classe à côté du tableau noir, sauf qu’il avait la taille d’une Barbie. Il y avait le squelette, les viscères et tout. C’est ça que je veux, j’ai dit à ma mère. Tu es sûre ? Oui. J’ai eu mon écorché and guess what ? mes deux amies, celle qui avait Barbie Beauté et celle qui avait Barbie Mode, les ont complétement délaissées. Pendant des mois, on n’a plus joué qu’avec Christophe, on lui avait donné ce nom en l’honneur d’un gamin qui brutalisait tout le monde à l’école, on aimait surtout jouer avec son squelette qu’on démontait et remontait, notre moment préféré était celui où on ouvrait son crâne pour en ôter le cerveau qui ressemblait à ces minuscules savonnettes roses que nos mères achetaient parfois à la pharmacie quand il y avait des invités.) Bref. La dernière rencontre en librairie de l’année a eu lieu. J’entre donc officiellement dans le bardo de l’entre-deux livres.
Inutile de vous cacher que ce bardo est l’un des plus redoutés par celles et ceux qui en ont l’expérience. Un peu comme le Cap de Bonne Espérance baptisé d’un nom propitiatoire en raison de sa dangerosité. Le bardo est un terme tibétain qui désigne un entre-deux, un intervalle, une transition. Le bouddhisme tibétain en dénombre plusieurs dont le plus décisif est celui qui sépare la mort de la réincarnation suivante, un bardo redoutable dans lequel vos actes passés et votre degré de conscience conditionnent votre vie future (reviendrez-vous sous la forme d’un ours polaire tournant en rond sur son iceberg ou sous celle d’un milliardaire d’extrême droite martyrisé par une infirmière folle dans un EHPAD de luxe ? suspens, suspens...) Quoi que l’on s’imagine (ou pas) de l’existence de l’âme et de ses pérégrinations, je trouve assez symptomatique que nous n’ayons pas de mot en français pour désigner le rôle essentiel des entre-deux, ces zones de transit où le destin souffle comme une tempête.
Il va de soi que l’entre-deux n’est pas un état productif ni mesurable. La vision capitaliste et extractiviste du monde (terres, océans, espaces cartographiables, exploitables sans merci) et de nous-mêmes (bonne vieille identité cartésienne, docilement réductible à des préférences et à des historiques de recherche, exploitable sans merci) n’apprécie pas ce qui est difficile à cerner. Pourtant, les zones de transition où chaque geste, chaque mot, chaque pensée a une importance extrême, ça existe pour de bon, ça existe pour tout le monde. Rien que dans ma misérable existence, j’ai expérimenté quelques bardos très concrets (dont les maîtres ne parlent jamais parce qu’ils ont plié depuis longtemps le game du samsara, ce qui n’est pas le cas de votre servitrice, j’aime autant le préciser). Je citerais par ordre d’apparition chronologique dans ma vie :
- Le bardo suivant la perte d’une illusion et précédent l’apparition d’une nouvelle illusion. Par exemple, vous avez cessé de croire au Père Noël, mais pensez encore que les adultes appartiennent à une espèce humaine dégradée dont vous ne ferez jamais partie. Ce qui sauve : l’amitié et les bons bouquins.
- Le bardo suivant la perte d’une mauvaise habitude, d’une addiction ou d’un aspect destructeur de votre personnalité mais précédent l’apparition de la bonne habitude censée remplacer l’ancienne. En gros, vous n’êtes plus la personne que vous étiez mais pas encore celle que vous allez devenir. Un bardo dangereux où les risques de (re)chute sont élevés. Ce qui sauve : l’amitié et les bons bouquins.
- Le bardo suivant la mort de l’amour et précédant la décision de la rupture. Bardo très inconfortable où le moment de parler vous paraît toujours mal choisi. Spoiler : il est toujours mal choisi. Ce qui sauve : l’amitié et les bons bouquins.
- Et enfin, le bardo où j’entre alors même que j’écris ces lignes : le bardo suivant la fin d’un livre et précédent l’écriture du prochain où vous êtes la proie du manque car l’écriture est une drogue dure et vous avez besoin de votre dose de mots mais vous n’avez pas encore trouvé l’histoire ou plutôt l’histoire ne vous a pas encore trouvée, il faut donc faire quelque chose de cette énergie poétique, il vous faut la canaliser car elle est comme ces génies des contes qui doivent toujours être occupés pour ne pas se retourner contre vous avec cruauté. Je suppose que cette lettre est ma façon de traverser le bardo de l’entre-deux-livres d’une façon un peu différente des autres fois, en ouvrant un espace de conversation – toujours le principe de l’amitié et des bons bouquins, finalement. Jusqu’ici, j’optais pour une traversée du bardo en solitaire, via l’écriture de mon journal, de poèmes et de nouvelles. Il est probable aussi que la fin de mes chroniques sur France Inter (neuf ans l’air de rien, neuf ans d’aventure avec Charline, Guillaume, Alex, Juliette et la bande et tous les avatars de l’émission Par Jupiter) ait laissé une place vacante pour ouvrir d’autres espaces de résistance. Allez, je vous embarque dans ma traversée du bardo.
Tout compte dans l’entre-deux, nous le savons, le moindre geste a le pouvoir d’un vent violent qui pourrait vous expédier dans la mauvaise direction. La promo de Medusa s’achève, je n’ai plus de train à prendre, ni la hantise d’oublier mon chargeur ou ma brosse à dents, ni la manie de trimballer avec moi trois livres au minimum, un pour le train, deux en cas d’insomnie. Je n’ai pas de train à prendre alors, ce matin, j’ai prié mes ancêtres pour entamer cette traversée sous de bons auspices.
Prier mes ancêtres est quelque chose qui m’est venu naturellement après la mort de mon père, qui a suivi de peu celle de ma mère, qui a suivi de peu celle de ma grand-mère – je n’ai plus d’ascendants en vie désormais. C’est venu un été, un jour de grandes tensions familiales, je marchais sur la colline au nord de La Ciotat, et je me suis dit, ce n’est plus possible, je vais leur dire, aux morts, qu’il y en a assez des engueulades, qu’on veut se réconcilier. Je précise que je suis – alsacienne avec de probables origines nordiques côté paternel – sicilo-tunisienne côté maternel. Un mélange parfois (souvent) explosif lors des réunions de famille. Mais nous qui restons, nous, les enfants, n’avons-nous pas un devoir de réconciliation ? (Je note de vous parler une prochaine fois de tout ce que le mot réconciliation recouvre quand en vous s’affrontent le Sud et le Nord, quand toutes les femmes de votre lignée maternelle ont les yeux noirs et les hommes de votre lignée paternelle de pâles visages de colons.) Ce jour-là, sur la colline, je voulais leur gueuler dessus à tous, non mais vous vous rendez-compte de toutes les contradictions que vous nous avez léguées ? Je ne savais pas vers qui me tourner. Alors je me suis tournée vers les points cardinaux. J’ai prié mes ancêtres du Sud, du Nord, de l’Est et de l’Ouest, jusqu’à sentir que j’étais, littéralement, au milieu d’eux.
Si ça a marché ? Oui. Les tensions familiales se sont apaisées. Mais « si ça a marché » est encore une question capitaliste, extractiviste, productiviste, ce qui est précisément l’état d’esprit que cette lettre vise à contrecarrer. Oui « ça a marché ». Mais ce n’est pas le résultat qui m’a fait du bien. C’est la sensation physique irréfutable et immédiate, quand je me suis tournée vers les points cardinaux pour prier mes ancêtres du Sud et du Nord, que je faisais partie d’un tout, que ma vie n’avait pas commencé le jour de ma naissance mais bien avant, que j’étais née du chaos de la colonisation mais aussi d’un enchevêtrement de lignées et que cet enlacement se poursuivrait après ma mort (même si je n’ai pas d’enfants, car perdre ses parents est un épreuve différente pour ceux qui ont des enfants et ceux qui n’en ont pas, je note de vous parler de ça aussi dans une prochaine lettre). Cette prière m’ancrait, elle me faisait sentir que je faisais partie d’un tout que je pouvais transporter n’importe où avec moi. Je l’ai souvent refaite depuis, chaque fois qu’il me faut prendre la bonne route, la bonne décision alors même que ni la route ni la décision à prendre ne sont encore apparues. Et je ne demande rien à mes ancêtres, non, je ne demande rien quand je prie. J’attends que monte ce sentiment d’être en présence de mes lignées, d’être au milieu des vivants et des morts et ce sentiment seul suffit.
Pourquoi je vous parle de ça ? Parce que prier, rêver, écrire, lire, sont des verbes qui ont tous quelque chose en commun. Ils se tiennent à la frontière de l’imaginaire et de la volonté, de la mémoire et de la pensée. Là où notre identité ne se limite plus à nous seuls, ni à une date de naissance et de mort. Prier, écrire, lire sont des formes de rêve lucide parce qu’ils supposent un acte d’imagination / visualisation et un acte de volonté / pensée. Ce sont des verbes inconfortables, navigant entre des forces contraires et des états d’esprit a priori inconciliables.
Autant dire de parfaits entraînements pour les traversées dangereuses des zones de transition.
(Est-ce que la démocratie n’est qu’un bardo entre deux régimes totalitaires ? Est-ce que la paix n’est qu’un bardo entre deux guerres ? Ou peut-on espérer que ce soit l’inverse, que la vie soit un processus de réconciliation – ce qui suppose que notre existence individuelle soit vouée à la réconciliation ?)
Comme prier, écrire, lire, rêver sont difficilement rentabilisables, ces verbes sont les antiques ennemis de tout système de pensée souhaitant ne conserver des activités humaines que celles qui sont productives, traçables, numérisables, duplicables exploitables. Ces verbes sont des entraînements. Ces verbes sont des pratiques, visant à la réconciliation des contraires en nous et en dehors de nous. De telles pratiques, il faut en avoir conscience, font de nous des opposants.
A suivre
Merci ! La liminarité comme processus de vie, plutôt qu'une fixette sur une situation d'aboutissement.
Telle une invitation à la pensée chinoise, au yin/yang, aux liens avec les ancêtres, la roue de médecin chamanique, ou aux constellations familiales pour une version plus occidentale. Merci d'avoir suscité le rappel de tous ces liens invisibles.
Merci Isabelle. Oui créons des liens. Entre l'imaginaire et le réel, entre les vivants et les morts, entre le conscient et l'inconscient, entre le monde naturel et les humains, entre les humains. Merci de nous le rappeler