L'imaginaire comme pulsion de vie
Aujourd'hui, je vous parle de livres, de vie imaginaire et de la violence du conformisme.
Je vous écris cette lettre au retour d’une rencontre à Saint-Jean de Vedas, non loin de Montpellier. Elle était organisée par la librairie Joker, une extraordinaire librairie indépendante qui a ouvert ses portes il y a six mois à peine. Les étagères y sont faites d’anciens cageots de légumes, ça sent le bois et le papier. Les libraires, Magali et Christophe, se sont lancés dans l’aventure parce qu’ils croient en l’importance des histoires et de la transmission. Ils croient que la vie imaginaire est la condition de la mémoire et celle de l’avenir et moi, bien sûr, je crois comme eux. Alors aujourd’hui, je vous parle de livres et de vie imaginaire, et de cette violence qui efface, défait et mutile, cette violence sidérante qu’on appelle conformisme.
Qu’on en commun La nuit ravagée de Jean-Baptiste del Amo, La Graine de Gizem Gizegen et Mon vrai nom est Elisabeth d’Adèle Yon ? D’abord ce sont trois livres totalement singuliers, impossibles à lâcher, le genre de livres qu’on a envie de relire à peine terminés. Le premier est un somptueux roman d’horreur, le deuxième un conte d’éco-fantasy et le troisième une enquête littéraire sur les traces d’une arrière-grand-mère martyre d’une société rigide et patriarcale. Trois univers différents et pourtant, ces trois histoires nous rappellent que la normalité n’existe pas. Que faire de l’appartenance à une norme le but de l’existence est une erreur. Pas une erreur pardonnable ni réversible, mais le genre d’erreur fatale qui nous fait perdre la raison.
Hommage à Stephen King et aux films d’épouvante des années 90, La nuit ravagée se situe dans une banlieue pavillonnaire de Toulouse. Des jeunes gens, Max, Tom, Mehdi et Lena, sont fascinés par une maison isolée. Ils commencent par s’y rendre séparément, n’osant s’avouer leur obscure attirance pour ce lieu. Car la maison semble être un miroir grossissant de leurs fantasmes et de leurs terreurs. Elle a le pouvoir de réaliser leurs désirs enfouis, ceux qu’ils ignorent même porter en eux. Ainsi Mehdi qui souhaite secrètement la mort de son persécuteur au lycée. Ainsi Tom qui fantasme que la scolopendre qu’il nourrit dans son vivarium attaque son beau-père aussi autoritaire que cardiaque. Ainsi Max qui désire le plus beau garçon de sa classe mais s’oblige, par peur du qu’en-dira-t-on – tout le monde se connaît dans une petite ville – à sortir avec la sœur de celui qui l’attire. La maison semble avoir le pouvoir de capter leur part de nuit et de la réaliser. Le persécuteur de Mehdi mourra. Le beau-père de Tom sera attaqué par une scolopendre tout droit sortie d’un cauchemar – et pourtant réelle. Sans dévoiler la fin de ce roman hallucinant, disons que c’est aussi une très belle histoire d’apprentissage. Mais cet apprentissage a ceci de particulier que la sortie de l’enfance ne peut s’envisager en dehors de la maison abandonnée. C’est avec elle et en elle qu’on devient adulte, il faut en passer par ses maléfices. Une vision qui n’est pas sans rappeler celle de Musil dans Les Désarrois de l’élève Törless où le narrateur finit par accepter l’existence du mal tout en espérant pouvoir s’en tenir à l’écart. Pour Jean-Baptiste del Amo, la normalité n’est qu’une illusion, plus illusoire que les cauchemars de la nuit. Accepter la fragilité des apparences et celle de la raison, c’est devenir adulte.
Si le rouge et le noir sont les couleurs de La nuit ravagée, c’est le vert alchimique qui domine dans La Graine, le premier roman de Gizem Gizegen. Peut-être connaissez-vous déjà l’univers de l’autrice par son compte Instagram, où elle partage sa vision mystique du quotidien. La Graine est publiée aux éditions La Fourmi, une jeune maison cofondée par Chien Fou, Marie Pereira et
. Les éditrices, en plus de se donner pour mission de publier des fictions qui changent le monde, attachent une grande importance à la beauté de l’objet que vous tenez en main. C’est donc un plaisir d’ouvrir La Graine – sans compter qu’une fois ouvert, impossible de le refermer. Le roman de Gizem Gizegen raconte l’histoire de Nar, une adolescente qui vit seule avec sa tante Linden (le nom signifie tilleul en anglais) dans une communauté religieuse adorant avec fanatisme un dieu végétal, la seule et unique Plante. L’autrice ne manque pas d’humour lorsqu’elle décrit les Jardiniers, grands prêtres de cette société où femmes et hommes ont de la terre à la place des cheveux et vivent en symbiose avec la plante qui pousse sur leur tête. Nar, comme toutes les jeunes filles de son âge, doit être plantée : elle doit recevoir la graine qui prendra racine dans son crâne. Mais Nar est aussi la fille d’un homme que la société a rejeté. Au prix de déchirements successifs, elle parvient à échapper à une norme qui n’est pas faite pour elle. La puissance du roman tient à cette oscillation permanente entre rêve et cauchemar, poésie et dystopie, qui fait de Gizem Guizegen une autrice unique, quelque part entre Haruki Murakami et Ursula Le Guin.Terminons par le blanc. Celui des spectres et des chambres d’hôpital. Vous avez sans doute entendu parler de cette extraordinaire enquête littéraire où Adèle Yon part sur les traces de son arrière-grand-mère. Dans Mon vrai nom est Elisabeth, elle reconstitue ce que fut la vie de cette femme à la flamboyante chevelure rousse, déclarée folle puis lobotomisée en 1950, mariée à un homme qui dans ses premières lettres d’amour l’appelle petite Betsy alors qu’ils ont sensiblement le même âge. Il lui rappelle aussi, quand elle lui avoue être éprise de liberté, que « sans doute vous êtes libre, mais jusqu’à un certain point seulement, car je suis votre chef. La Providence m’a institué tel. » Toutes les femmes de la famille d’Adèle Yon sont hantées par Betsy. Toutes les femmes ont peur d’être folles. Il faut écouter à ce sujet – la peur de la folie, la peur de ne pas être conforme, la peur d’être jugée et punie – l'extraordinaire épisode de Folie Douce où
s’entretient avec la psychanalyste Laurie Laufer et Adèle Yon. Personne ne peut rester indifférent au destin d’Elisabeth. Elle nous rappelle forcément quelqu’un, une ancêtre honteuse, une femme sacrifiée dans notre propre lignée. Ce qui m’a frappée dans Mon vrai nom est Elisabeth est le dévoilement progressif d’un machine à broyer, celle d’un monde patriarcal et conformiste qui veut qu’un femme reste à sa place, c’est à dire petite, c’est à dire soumise, que même mère de six enfants, elle ne soit finalement jamais adulte. Elisabeth sera sa vie durant appelée par son diminutif. Betsy est censée rester une enfant docile. « Je t’ordonne de manger », lui dit son mari alors même qu’elle perd l’appétit, confinée dans la maison familiale, elle qui rêvait de découvrir le monde. Durant quatre ans, Adèle Yon a enquêté sur Elisabeth et sur son histoire familiale, mais aussi sur la psychochirurgie en vogue dans les années cinquante. Nous apprenons ainsi que la lobotomie, pratiquée aux Etats-Unis et en Europe au lendemain de la guerre, toucha principalement les femmes. Le but n’était pas de guérir, mais de rendre la patiente conforme à ce que la société, la famille, l’entourage attendait d’elle. « La lobotomie permet aux malades mentaux de revenir au monde réel plutôt que de demeurer égarés dans la contemplation des horreurs de l’inconnu. Elle accomplit cela en réduisant à néant toute vie imaginaire », écrit ainsi le psycho-chirurgien Walter Freeman à la grande époque de l’opération. Avant de conclure : « Si certaines des fonctions supérieures, créatives, artistiques ou philosophiques sont perdues, la société en général n’en souffrira pas. » D’autant plus quand 80% des patients sont des patientes dont on n'attend pas qu’elle développe des fonctions créatives, artistiques ou philosophiques, mais qu’elles sachent se contenter, voire se réjouir, d’y renoncer totalement pour se dévouer entières à leurs tâches domestiques. Vu sous cet angle, quoi de plus efficace que de leur ôter une partie du cerveau ? En redonnant vie et dignité à Elisabeth, Adèle Yon ne se contente pas d’honorer les fantômes des ancêtres silencieuses et en avance sur leur temps, elle nous rappelle l’importance de cette vie imaginaire que le conformisme – qui sous ses airs de normalité est toujours agressif et toujours autoritaire – voudrait réduire à néant.Cette vie imaginaire qui se faufile par les interstices, tournant les pages, remplissant les blancs, réveillant les morts et reliant les vivants. Cette vie dont les livres sont les messagers.
Dear Isabelle, It is so very precious that La Graine receives its first written words from your generous creative heart, mind and soul. You connecting with the story means a lot to me and I am deeply touched and honoured by your words ⚘️ Merci beaucoup. Çok teşekkür ederim.
J'ai lu (ou suis en train) deux des livres dont tu parles et tu m'as donné envie de lire "La Nuit ravagée".
Le livre d'Adèle Yon me questionne beaucoup sur son côté True Crime avec l'ascendant de celui ou celle qui raconte sur le sujet de son enquête - car c'est bien une enquête sur un crime que l'autrice mène dans cette thèse-création- mais cette réflexion est en gestation. Alexandra Boilard-Lefebvre a publié au même moment qu'Adèle Yon un ouvrage sur le décès mystérieux -mais pas tant que ça- de sa grand-mère "Une histoire silencieuse" aux éditions de la Peuplade. Les deux livres se font écho tout en ayant une approche très différente. Peut-être t'intéressera-t-il ?