Le drame du sauveur
Le drame du bourreau transformé en sauveur a cinq-cents ans. C'est une invention européenne. Et notre biais cognitif majeur.
A l’heure où j’écris ces lignes, des photos d’Elon Musk exécutant ce qui ressemble à s’y méprendre à un salut fasciste viennent de faire le tour du monde. Les oligarques de la tech croient que leur intelligence sauvera le monde, ils croient au QI élevé et en l'altruisme efficace. Contradictoire? Pas vraiment. Un schéma narratif redoutable se cache derrière tout ça. Et même sans le connaître, vous le connaissez déjà.
Le drame du sauveur a cinq-cents ans. C’est une invention européenne et notre biais cognitif majeur.
A peine nommé à la tête du département de l’Efficacité Gouvernementale, Elon Musk a jeté en pâture à ses deux-cents millions de followers les noms de fonctionnaires du gouvernement américain qu’il accuse d’occuper des emplois fictifs, c’est à dire de ne pas travailler suffisamment. Le déferlement de haine en ligne a été tel que l’une d’elle a dû fermer tous ses réseaux sociaux et se retirer d’Internet. Cancelled. Imaginons, juste un instant, la vie de cette personne et l’enfer qu’elle traverse, enfer que Kafka n’aurait pas désavoué dans ses plus sombres visions.
Quelle est l’histoire qu’on se raconte – et qui permet ça ? Quelle histoire on se raconte pour terrifier, intimider, réduire au silence – et se dire qu’on fait le bien ? Je ne parle pas seulement d’Elon Musk ou de ses courtisans. L’histoire de l’Europe nous a appris une chose, c’est que nous avons besoin de fictions, besoin de discours, de constructions mentales pour lâcher les chiens. La grande majorité d’entre nous ne sommes ni psychopathes ni sadiques. Mais la grande majorité d’entre nous sommes hypnotisables. Derrière toute saloperie se cache une histoire, celle qu’on se raconte pour se regarder dans la glace en se disant qu’on reste quelqu’un de bien. Des versions plus ou moins élaborées de « C’est ta faute » ou « J’ai pas fait exprès », que tous les êtres humains se racontent depuis l’âge de cinq ans, pour justifier leur mesquinerie ou pire. La punition (revanche / vendetta / condamnation) ou l’ignorance (je n’étais pas au courant / j’ai obéi aux ordres / c’est un malentendu) sont nos deux narrations favorites pour justifier nos saloperies petites et grandes, les deux excuses que nous présentons le plus souvent à notre conscience – qui doit être lassée de nos schémas narratifs, à force.
Mais il existe une troisième excuse, une histoire qui n’est pas une variante, même sophistiquée, de notre répertoire enfantin. Son schéma narratif n’est ni celui de la punition ni celui de l’ignorance. Ce qu’elle raconte est bien plus noble, bien plus flatteur pour le narrateur : « Je vais sauver ton âme », dit cette version de l’histoire. Ce schéma narratif naît en Europe à la fin du quinzième siècle, lorsque des best-sellers comme le Malleus Maleficarum ou le Formicarius inventent le mythe de la sorcière qui baise avec le diable. Les inquisiteurs, les juges, les bourreaux se persuadent qu’en torturant les accusé.es pour les faire avouer, ils sauvent – non pas leurs corps qu’ils brisent en mille morceaux – mais quelque chose de bien plus précieux que ce tas gémissant de chair et d’os. Ils sauvent leur âme. C’est ce qui leur permet (à de rares exceptions), non seulement de conserver une bonne image d’eux-mêmes mais aussi de s’immuniser contre leur propre empathie dans les salles de torture. Telle est la force d’une narration efficace, la force d’une autohypnose. La même force peut évidemment être utilisée d’une façon bénéfique – comme lorsque nous nous entraînons à voir le bon côté des choses ou que les médecins réduisent la douleur des patients grâce à l’hypnose. Mais ce que les technocrates européens du quinzième siècle anesthésient efficacement, avec ce schéma narratif, c’est leur empathie envers les corps qu’ils brisent. « Je vais sauver ton âme. » La même narration traverse les mers au moment de la colonisation de l’Amérique, lorsque les conquistadors décident que ceux qu’ils appellent Indiens appartiennent à une catégorie d’humanité, une race, inférieure à la leur. La création de la race apparaît en même temps que la colonisation et les massacres qui vont avec. La création de la race, tout comme celle de la sorcière, justifie la soumission totale des corps par la belle histoire que racontent ceux qui s’arrogent seuls désormais le droit d’écrire l’histoire. « Je vais sauver ton âme. » Le même schéma narratif, encore, justifie que des milliers d’êtres humains soient arrachés à leurs terres, enchaînés et déportés pour servir d’esclaves aux descendants des Européens. « Je vais sauver ton âme. » Mais avant, je t’exploiterai, je te violerai, je te ferai travailler pour moi jusqu’à la mort. Puisque le plus important est ton âme éternelle, je ne vois pas ce que je fais de mal.
Le schéma narratif se construit en trois temps : A l’origine, l’avidité. Un désir de spoliation. L’envie de tuer celle ou celui qu’on a spolié pour faire disparaître les traces de son méfait. L’envie, la haine. Le genre de sentiment répandu dans toute l’espèce humaine.
Puis vient la création d’un mythe justifiant la spoliation par l’infériorité, la non-humanité, voire l’animalité du groupe spolié. C’est leur faute, entièrement, irrémédiablement leur faute, pas la mienne. Le genre de mythes qui justifient les massacres, là aussi, malheureusement, communs à toute l’espèce humaine.
C’est ici que s’ajoute la touche européenne, ici que s’élabore notre magie noire : la transformation du spoliateur en sauveur via le narratif religieux « Je vais sauver ton âme », narratif qui se transforme progressivement à partir du 18ème siècle en sa version séculière « Je vais te sauver ».
C’est au nom de cette narration que Kipling parlera du « fardeau de l’homme blanc », au nom de cette narration que diverses mutilations seront préconisées au dix-neuvième siècle par les gynécologues européens et américains pour sauver la raison des femmes hystériques, au nom de cette narration que naît cette fameuse relation passionnelle qui inspire encore tant de romances, celle où un bourreau se transforme en sauveur. Le fameux triangle de Karpman, bien connu en psychologie, où l’un veut sauver l’autre, n’y parvient pas, lui en veut à mort, veut quand même le sauver, le fameux triangle bourreau, sauveur, victime, qui n’est pas une triangle d’amour mais une dynamique de haine, est un héritage de la colonisation et du commerce triangulaire.

Car bien que le triangle dramatique ait été découvert par Karpman à la fin des années soixante, le drame qu’il raconte a plus de cinq cents ans. Le drame qu’il raconte est vieux comme les bûchers, vieux comme la question, vieux comme le requerimiento, vieux comme le fouet, vieux comme l’invention de l’homme blanc. Dans l’un de ses essais intitulé « Race » et colonialité du pouvoir, le sociologue Anibal Quijano rappelle que la race fut inventée au début du seizième siècle, pour justifier le massacre des Indiens et la colonisation de l’Amérique – mais elle ne se confondait pas encore à un phénotype. Il faut attendre la déportation des Africains pour que la couleur devienne le signe visible de la race, en même temps que la justification de l’esclavage. L’homme noir est inventé et, en même temps, l’homme blanc. L’homme blanc qui colonise et qui esclavagise pour sauver les âmes d’autres êtres humains, moins intelligents et moins vertueux que lui. Avec l’invention de l’homme blanc, le drame du sauveur a désormais son acteur principal. Les rôles de chacun, Blancs, Noirs, Rouges, Jaunes, Métis, sont tatoués sur leur peau et, comme dans les familles toxiques et les relations meurtrières, ils ne peuvent plus en changer.
Le drame du (bourreau transformé en) sauveur (pour le bien de ses victimes qui n’en sont pas puisqu’il les sauve), le drame du sauveur qui porte seul le bien sur ses épaules, le drame du sauveur à qui il incombe de définir le mal (pour le bien de victimes qui ne lui sont pas reconnaissantes, pour le bien de victimes qui sont donc ses bourreaux), constitue le schéma narratif qui permet depuis cinq siècles d’exploiter celles et ceux qui ont intégré cette croyance en un sauveur aux capacités supérieures de par son genre, sa race, son intelligence ou sa fortune, un homme ou un groupe d’hommes capable de changer leur vie, capable de les transformer en une meilleure version d’eux-mêmes – plus riche / plus blanche / plus intelligente / plus virile / plus féminine / plus performante. Devenir une meilleure version de soi est le ressort du drame, meilleure quoi qu’il en coûte en honte ou en sacrifices, meilleure selon les termes définis par l’homme ou le groupe d’hommes supérieur. Car la règle non-dite de cette narration est que seul le sauveur peut dire la différence entre le bien et le mal. Seul le sauveur peut naviguer à son gré aux trois sommets du triangle, se décréter lui-même victime ou, plus rarement, bourreau, rôle qu’il attribue de préférence aux autres. Le sauveur s’octroie le pouvoir de savoir mieux que les autres ce qu’ils pensent et ce qu’ils sont. La réciproque, en revanche, n’est pas autorisée au sein de la narration. Ceux qui ne sont pas des sauveurs ne peuvent se mettre à sa place, engoncés qu’ils sont dans leur situation particulière de femmes, de Noirs, d’Arabes, de pauvres. Dans le drame du sauveur, cette asymétrie – le sauveur peut tout comprendre, mais nul ne peut le comprendre tout à fait – s’appelle l’universalité.
Dissoudre ce schéma narratif, rompre ce sortilège, pour celles et ceux qui en descendent – et l’emprise européenne sur le monde fut telle que la plupart d’entre nous descendent du drame du sauveur et de son triangle de haine, quel que soit le sommet du triangle que nous occupons aujourd’hui, quels que soient ceux que jadis occupèrent nos ancêtres – dissoudre ce schéma devrait être notre première préoccupation. Car le drame du sauveur porte toujours en lui la puissance passionnelle de sa religiosité.
Les exemples historiques que je viens de citer, il y en aurait tant d’autres, montrent suffisamment à quoi sa puissance hallucinogène conduit ceux et celles qui sont pris dans sa logique : torture, douleur, massacre. S’imaginer que les privilèges, c’est à dire le fait d’occuper provisoirement une position de sauveur ou de bourreau et non celle de victime, nous protège des conséquences est une erreur naïve et une erreur fatale. Le drame du sauveur – que l’on pourrait aussi appeler schéma narratif du sauveur blanc, mais que j’appelle drame du sauveur pour bien me souvenir qu’il nous concerne tous, qu’il me concerne moi, tout comme sa puissance religieuse concerne ceux qui ne sont pas religieux, c’est pourquoi je l’appelle drame du sauveur plutôt que drame religieux du sauveur blanc – le drame du sauveur est un biais cognitif, notre biais cognitif majeur. Le drame du sauveur est un conditionnement, une autoroute neuronale creusée depuis cinq-cents ans que nous suivons sans même nous en rendre compte, comme des acteurs se donnant la réplique dans un scénario qu’ils n’ont pas choisi et qui nous mène droit à la destruction.
C’est ici que surgit la bifurcation et la possibilité de défaire le sort : prendre conscience du schéma, de l’autoroute cognitive, de ses cinq-cents ans d’âge et de son origine, c’est déjà tracer une route alternative. Le drame du sauveur et sa dynamique triangulaire cessent d’aller de soi, pour rétrograder au statut de conditionnement : cela ouvre une brèche pour de nouveaux possibles.
Si vous doutez que cette dynamique soit si opérante dans votre vie, il y a de fortes chances pour que vous fassiez partie des privilégiés en termes de casting et – ce qui devrait vous mettre la puce à l’oreille – que vous vous sentiez victime de reproches injustifiés. Ce n’est pas une critique, juste une observation. Nous sommes pris dans le drame du sauveur comme des poissons dans un filet, tous, toutes, nous y jouons des rôles multiples. Je viens moi-même d’une famille où trois générations de femmes aux yeux noirs épousèrent des hommes au teint pâle et aux cheveux d’or, pour être sûres que personne ne remettrait en question leur blanchité. Parmi mes ancêtres, certains appartiennent à la tribu des colonisateurs, d’autres à la sororité des femmes colonisées ; beaucoup traversèrent la mer, d’autres le Sahara, les bâtardes furent préposées au secret. Bref, mon histoire familiale et une grande partie de ma vie amoureuse pourraient s’intituler « Variations tragiques et comiques sur le drame du sauveur ». Je ne crois pas être seule dans ce cas. Le schéma narratif du sauveur possède une indéniable puissance érotique. Tous ceux qui ont expérimenté des relations destructrices de type sauveur / bourreau / victime le savent - et savent aussi que le charme érotico-passionnel du drame ne dure qu’un temps. Ensuite les masques tombent et on paye l’addition. Car le drame du sauveur a toujours un coût et un coût exorbitant. Souvenez-vous qu’il est né pour justifier la colonisation et l’esclavage. Il est né pour rapporter un bénéfice moral au sauveur et d’immenses bénéfices matériels par la même occasion.
Chaque fois qu’un homme ou un groupe d’hommes se déclarant supérieurs en raison de leur fortune, de leur intelligence ou de leur moralité, proposent de nous sauver, il nous proposent pire qu’un marché de dupes. Le marché de dupes n’est rien de plus qu’une escroquerie. Mais dans la mesure où notre histoire individuelle s’inscrit au sein du drame du sauveur, qu’elle en respecte les codes narratifs, chaque fois qu’un homme ou un groupe d’hommes se déclarant supérieurs proposent de nous sauver, ils nous font, comme disent les mafieux, une proposition qu’on ne peut pas refuser. Ils nous proposent l’antique marché des conquistadors et des esclavagistes : notre vie contre de la verroterie. Les maîtres de la tech rêvent de hacker notre cerveau mais ils sont en retard. Les Européens réalisèrent ce rêve il y a déjà cinq siècles en transformant les bourreaux en sauveurs pour leur permettre de coloniser et d’esclavagiser sans faire de cauchemars ni perdre leur vertu. Notre cerveau est colonisé par le drame du sauveur.
La première étape pour s’en libérer est d’en prendre conscience.
La deuxième est de comprendre ce que le sauveur adore, car le sauveur, même athée, est toujours religieux.
Le discours “moral” permettant aux nouveaux sauveurs de laisser mourir ceux qui refusent de se convertir à la religion de la productivité est désormais en place
Aujourd’hui, Elon Musk, Mark Zuckerberg, Sam Altman et les membres de la nouvelle oligarchie américaine, ont l’intention de nous sauver, ou plutôt de sauver ceux qui le méritent selon leurs critères grâce à la technologie dont ils sont les maîtres, l’IA pour ne pas la nommer, plus précisément l’IA générale, cette intelligence artificielle qu’ils espèrent capable à terme d’imiter toutes les taches cognitives possibles. Le débat autour de l’IA est souvent placé sous l’angle technologique – pour ou contre, à quel prix, qu’est-ce ce que ça va changer. C’est une façon de rendre le débat asymétrique – ceux qui maîtrisent la technologie étant évidemment le mieux placés pour en décrire ou en taire les effets. Mais c’est aussi une façon d’escamoter la question religieuse. Car tout sauveur s’inscrit dans le drame religieux initié au seizième siècle par les inquisiteurs et les premiers colons. Peu importe que le sauveur ne croie pas plus en Dieu qu’au réchauffement climatique, il adore toujours quelque chose. L’objet de son adoration est précisément ce qu’il nous faut comprendre pour déjouer le rôle qu’il veut nous assigner.
(Dois-je préciser que déjouer ce rôle est une question de vie ou de mort ?)
Ce que les nouveaux sauveurs adorent n’est guère mystérieux. Ils ne parlent que de ça. Ils ne vénèrent que ça. L’intelligence, artificielle ou pas. L’intelligence telle qu’ils la conçoivent, mesurable et paramétrable, rentable et numérisable. Elon Musk et Vivek Ramaswamy, nommés par Donald Trump à la tête du nouveau département de l’Efficacité Gouvernementale recrutent aujourd’hui des candidats au QI élevé et prêts à travailler 80 heures par semaine. La même obsession de l’intelligence se retrouve dans la théorie de l’altruisme efficace, dont le représentant le plus médiatisé, le philosophe William MacAskill, préconise par exemple, dans un exercice de pensée, de soigner prioritairement les enfants des pays dont la croissance économique est plus forte, car ils auront plus de chance de faire de meilleures études et d’avoir un impact positif élevé. Les altruistes efficaces invitent les jeunes idéalistes à choisir des carrières rémunératrices – pour pouvoir faire le bien à grande échelle. Il s’agit de sauver davantage. Un pari périlleux. Le drame du sauveur finit toujours par rattraper ses protagonistes. (Il a récemment ruiné le jeune prodige de la cryptomonnaie, Sam Bankman-Fried, qui avait embrassé une carrière dans la finance au nom de l’altruisme efficace et a fini par détourner des centaines de millions de dollars). Il permet aussi de ruiner les personnages secondaires sans trop d’états d’âme. Parce qu’en temps de crise, de guerre ou d’épidémie, mieux vaut suivant cette « morale » sauver ceux qui sont susceptibles d’avoir le plus d’impact, ceux dont l’intelligence est mesurable et quantifiable, ceux dont la carrière a une influence sur le plus grand nombre, mieux vaut sauver les sauveurs potentiels – autrement dit les plus riches. Vous l’avez ? Le discours moral permettant aux nouveaux sauveurs de laisser mourir ceux qui refusent de se convertir à la religion de la productivité et de sacrifier les plus pauvres – le tout pour le bien de l’humanité – est désormais en place.
Nous avons le pouvoir de refuser le marché.
Pour que ce discours fonctionne, toutefois, les nouveaux sauveurs doivent d’abord nous convaincre qu’ils ont quelque chose que nous n’avons pas. Le fameux marché de dupe, la verroterie censée convaincre les primitifs de faire affaire avec les conquérants rutilants : cette fameuse intelligence qu’ils possèderaient à foison, soit naturellement parce que ce sont des génies, soit grâce à la technologie et aux algorithmes la ramifiant jusqu’aux confins de l’espace. Je possède l’intelligence – et pas toi. Mais si nous faisons affaire, je te rendrai (presque) aussi intelligent que moi.

Voilà le marché de dupes. Son fonctionnement repose uniquement sur l’acceptation de ce postulat : l’intelligence nous fait défaut. C’est pourquoi Mark Zuckerberg, dans son discours du 7 janvier décrétant notamment la fin du fact-checking sur Facebook et Meta (voir ma lettre précédente), insiste sur le fait que la situation est complexe – sous-entendu trop complexe pour que nous puissions la comprendre, lui seul le peut et quelques autres, nous devons leur faire confiance. C’est pourquoi Elon Musk fait savoir qu’il ne recrutera au département de l’Efficacité Gouvernementale que des candidats au QI élevé – pour rappeler à tous les autres que l’intelligence leur fait défaut. Pour démontrer que lui possède l’intelligence supérieure, nécessaire pour sélectionner des candidats supérieurement intelligents.
A ceux qui ont le marché en main, c’est à dire, aux candidats prêts à travailler 80 heures par semaine comme au reste du monde, se posent donc deux questions cruciales :
1) Et si ça n’était pas un marché de dupes ? Si un conclave de génies dominaient vraiment le monde et nous proposait d’êtres leurs égaux ? S’ils nous sauvaient pour de bon ?
2) Quelle est au juste la définition de l’intelligence ?
La réponse à la première question est douloureusement évidente. Le schéma narratif n’a pas changé. Le drame du sauveur fixe la règle du jeu. Il suffit de se souvenir de ce que ce schéma narratif a déjà produit. Contrairement à ce qu’ils promettaient, les inquisiteurs, les conquistadors et les esclavagistes n’ont pas sauvé les âmes de ceux qu’ils ont torturés, convertis de force, exécutés – et systématiquement spoliés. Ils les ont privé de leur mémoire. C’est ce que font les sauveurs en général, ils confisquent votre histoire pour la réécrire. Cela n’a jamais sauvé l’âme de personne mais précipite beaucoup de gens en enfer.
La deuxième question est justement celle que les sauveurs ne veulent pas que nous nous posions. Celle qui sort du drame et pourrait bien tout renverser. Qu’est-ce que l’intelligence ? Qui a décrété qu’elle devait être mesurable et quantifiable ? Nous savons que l’intelligence artificielle résout très rapidement des problème sans s’encombrer d’affects. (Et nous savons aussi qu’un ordinateur peut travailler plus de 80 heures par semaine sans se plaindre.) Des chiffres circulent déjà pour mesurer le QI des futures IA, certains l’estiment à 10.000 d’ici une trentaine d’années (quand un génie humain se situerait quelque part entre 150 et 200). Mais un être humain qui penserait comme une IA – entièrement guidé par une logique sans autre affect que l’optimisation de son intérêt ou de l’intérêt qu’on lui aurait demandé de servir – serait soit un psychopathe soit un zombie. Serait-ce donc l’intelligence qu’on nous propose ? Celle du psychopathe (pour les privilégiés) ou celle du zombie (pour ceux qui ne le sont pas) ? J’ai bien peur que l’intelligence qu’on nous promet soit du toc.
Ma grand-mère disait que ceux qui ne se souviennent pas de leurs rêves sont soit en danger, soit dangereux. Si je lui avais demandé sa définition de l’intelligence, probablement m’aurait-elle répondu qu’elle consiste à honorer ses rêves. C’est ce qu’elle-même a fait toute sa vie. Honorer ses rêves me semble une définition de l’intelligence intéressante dans la mesure où elle est exigeante sans être mesurable. Honorer ses rêves est une opération intime, difficile et silencieuse, qui nous place devant nos responsabilités sans pour autant nourrir de compétitions stériles (comme qui a le plus gros QI). Oui, honorer ses rêves est une forme d’intelligence. Mais ce n’est certainement pas la seule. Notre responsabilité, la question de vie ou de mort posée aujourd’hui à notre imagination, est précisément de rétablir une diversité de visions du monde – cette diversité perdue il y a cinq cents ans. Honorer ses rêves – et quoi d’autre ? A nous de nous souvenir de ces intelligences qui furent celles de nos ancêtres, cachées dans les replis d’une ancienne mémoire que les nouveaux sauveurs voudraient nous faire oublier. Une vague qui va et vient et relie, ceux qui ne parlent pas la même langue mais se rejoignent, dans le silence de la nuit.
Refusons la verroterie qu’ils nous proposent. Ne doutons ni de notre intelligence ni de nos rêves, doutons plutôt de leur génie. Car ce furent les conquistadors, ce furent les inquisiteurs, ce furent les colonisateurs qui passèrent un marché de dupes en attachant plus de prix à l’or et à la conquête qu’à leur propre intelligence qu’ils ne comprenaient pas. Parmi les sorcières et les chamans, certains le comprirent, je crois, voyant avec cinq siècles d’avance les forêts brûler et les poissons mourir, ils regardèrent ceux qui se croyaient malins avec la même désolation que les animaux sauvages observant les chasseurs de leurs grands yeux dorés. Quel dommage! Ne vois-tu pas tout ce qui serait possible, si tu osais regarder au fond de tes propres yeux ce qui ne te ressemble pas ?
Le marché de dupes dure depuis cinq cents ans. Il fut payé et se paye encore du prix du sang. Je dis : Cela suffit. Je dis : Nous nous souvenons. A partir de maintenant, nous cessons de jouer au drame du sauveur.
Si vous croyez que ces idées sont importantes, merci de les partager, merci aussi de me citer car cet essai est un travail en cours. Et surtout, n’hésitez pas à partager en commentaires vos suggestions et vos idées de résistance. A très vite !
Si vous voulez allez plus loin sur la question de l’altruisme efficace, du long-termisme et de l’IA, lisez cet article signé Emile P. Torres qui m’a été conseillé par Julien Goetz (merci à lui).
Ne ratez pas ce film signé Henri Poulain que j’ai eu la chance de voir en avant-première. Il parle des travailleurs bien humains sacrifiés pour l’entraînement des IA. Il sera diffusé le 11 février sur France TV, à l’occasion du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle.
c'est un des meilleurs articles que j'ai lu sur cette plateforme. Merci de faire le lien entre colonialisme, eugénisme et utilitarisme d'une manière synthétique. Pour ma part, ayant travaillé justement dans le milieu des ONG, on a vu venir et repartir ce débat sur l'altruisme efficace. C'est un débat qui n 'a pas pris du tout au sein des personnes vraiment impliquées dans le travail de terrain de la solidarité, alors que les milieux tech sont restés empêtrés dedans pendant des années... justement car ils conçoivent l'humanité comme une sorte d'équation à optimiser au lieu d'un processus collectif fait de nombreuses lenteurs, inefficacités, stagnations, conflictualités et communions et que c'est justement toute cette imperfection et cette multitude qui fait sa beauté.
Un immense merci Isabelle Sorente pour ce texte qui nourrit ma soif de hauteur, de profondeur, de décillement ! Jamais déçue et toujours très admirative de votre pensée.